De
Françoise Sagan : « Ce qui manque à
notre époque, c’est la gratuité. Faire quelque chose pour rien, c’est grisant. Notre époque est trop matérialiste et trop exhibitionniste, avec ces gens qui racontent leur vie à tous les échos et
qui se complaisent dans la réalité. L’imagination est la seule vertu qui nous reste. Et peut-être la première des vertus ».
Un acte
gratuit est un acte que rien ne rend obligatoire et qui n’est pas un moyen en vue d’autre chose. Est gratuit ce qui est fait et donné sans qu’il en coûte rien. Dans notre société de consommation,
le terme est le plus souvent employé dans ce dernier sens, on en oublie la première définition, c’est gratuit signifiant que l’on vous donne quelque chose ayant une certaine valeur marchande et
que vous ne le paierez pas. Il s’agit par exemple de distribution gratuite d’objets matériels, de gadgets le plus souvent, comme le fait une caravane
publicitaire lors du passage du tour de France.
Caravane
publicitaire…s’agit-il véritablement de gratuité ? On vous donne quelque chose, vous ne le payez pas, mais derrière ce don se cache une manœuvre commerciale, faire connaître une marque, un
produit, pour, par ailleurs, en espérer des profits. Gratuit donc, mais apparemment, au premier degré, généralement pour en espérer beaucoup plus que la valeur marchande des gadgets distribués,
un calcul financier derrière tout cela, ce n’est pas fait pour rien, cela n’a rien de grisant.
Grisant vient
de gris, qui est d’une couleur intermédiaire entre le blanc et le noir, on connaît, mais être gris, c’est aussi être à moitié ivre, entre blanc, net, pur, profitant de la vie, en pleine
possession de ses moyens, et noir, ne posséder plus du tout ses moyens, être complètement ivre, ivre – mort. Gris, à moitié ivre, mais aussi par extension étourdi et exalté. Est grisant donc, ce
qui exalte. Et faire véritablement quelque chose pour rien, c’est exaltant.
Faire quelque
chose, n’est généralement pas faire un don, mais plutôt faire don de soi, dans une certaine mesure. Donner par exemple quelque chose un objet dont on n’a plus besoin, qui ne nous plaît plus, qui
nous encombre même, n’a rien de grisant, cela peut rendre service à d’autres éventuellement, mais ce n’est pas ce que veut dire Sagan. Faire quelque chose pour rien, pour elle, c’est faire des
actes gratuits, que rien ne rend obligatoire et que l’on ne fait pas en vue d’obtenir autre chose que le plaisir de le faire.
…Que le
plaisir de le faire, car s’il n’y a pas plaisir à le faire, c’est qu’il y a contrainte, qu’il y a une certaine obligation. Que d’actes apparemment gratuits se font ainsi, parce que l’on ne peut
pas faire autrement, que penserait-on de nous si on ne le faisait pas? Ce peut-être le qu’en dira t-on, qui fait faire tant de choses qu’on ne ferait pas si on ne le craignait pas, comme ce jeune
qui laissait sa place dans le bus à une petite vieille alors qu’il serait bien rester assis confortablement, si tant est qu’un bus bondé puisse être confortable. C’était avant, bien sûr, parce
qu’aujourd’hui le jeune non seulement reste assis s’il l’est, mais même se précipite si une place libre se présente, et la prend parce que plus
rapide que la petite vieille. Souvent, mais pas toujours car il en reste qui sont polis et ne le font pas, sans y trouver toutefois de la griserie.
Notre époque
est trop matérialiste et trop exhibitionniste avec ces gens qui racontent leur vie à tous les échos et quoi se complaisent dans la réalité. Sagan a peut-être écrit cette phrase il y a un
demi-siècle, n’était-elle pas célèbre il y a déjà cinquante ans, avec Bonjour Tristesse, mais c’est depuis sans doute cinquante ans, depuis que se sont effacés les dures réalités de la
seconde guerre mondiale, que l’évolution nous apparaît sensible vers un matérialisme à tout va, et un exhibitionnisme que les époques précédentes n’avaient jamais connu. Les deux auraient pu ne
pas aller de pair, mais revenons sur l’évolution du sens donné à ces deux termes.
« Le
matérialisme s’oppose au spiritualisme, pour lequel l’esprit constitue la substance de toute réalité. Matérialisme et spiritualisme sont des doctrines sur la nature de l’être ; leur
opposition ne doit pas se confondre avec celle du réalisme et de l’idéalisme, qui sont des doctrines sur l’origine de la connaissance. D’une façon générale, le matérialisme rejette l’existence de
l’âme, de l’Au-delà et de Dieu. Il considère la pensée comme une « donnée seconde », un produit de mécanismes matériels (Démocrite), soit simplement comme une illusion, un
épiphénomène.»
Cette
définition du matérialisme est quelque peu démodée, ou tout au moins le pense-t-on différemment aujourd’hui. Il s’agirait plutôt de cette folie de tout réduire au matériel, au confort, à un
sentiment de confort obligatoirement tributaire de la possession d’objets, ce qui est conforme aux objectifs de la publicité à tout va, mais très peu producteur de satisfaction profonde, puisque
la possession d’un objet s’accompagne infailliblement de la non-possession d’un autre et ainsi de suite. Il en résulte un sentiment immédiat de plaisir, pour certains peut-être de bonheur, qui ne
dure pas puisqu’il est très vite combattu par l’absence du prochain objet convoité à son tour.
Un
épiphénomène est « ce qui se surajoute à un phénomène sans exercer sur lui aucune influence. La théorie de la conscience comme épiphénomène dénonce comme une illusion le sentiment que tout
individu a d’être libre dans l’expérience de la décision volontaire. Il s’agirait en fait, selon cette théorie, d’un déterminisme inconscient ». L’achat d’un objet ne serait pas décidé
librement, ce ne serait qu’un déterminisme inconscient, c’est ce que croient volontiers les publicitaires dans leur ensemble, puisqu’ils pensent que si leur publicité est bien faite, elle fera
vendre, et elle ferait même, à la limite, vendre n’importe quoi, un réfrigérateur à un esquimau, puisque le consommateur est soumis à un déterminisme inconscient, il est victime en quelque sorte,
tout en croyant parfaitement libre, d’un esclavage moderne, celui de la publicité.
Ce
raisonnement en satisfait plus d’un, puisque le consommateur qui n’aurait pas acheté sans la publicité adéquate, une fois qu’il a acheté, voulant affirmer sa liberté, se convainc tout
naturellement qu’il ne pouvait choisir que ce produit, qui ne peut-être que le meilleur, alors que s’il n’avait pas acheté ce produit, il le considèrerait tout à fait différemment. Les qualités
du produit apparaissent pleinement après l’achat et celui qui a été ainsi manoeuvré à son insu devient alors un propagateur publicitaire. Ce n’est pas toujours le cas, car il est quand même
nécessaire que le produit donne satisfaction, sinon l’acheteur se met à le critiquer au-delà du raisonnable, en arguant qu’il s’est fait rouler par
un vendeur sans scrupules. Et le publicitaire alors récupère l’argument en prétendant qu’un produit dont on fait la publicité ne peut que donner satisfaction. On se retrouve dans le déterminisme inconscient : le produit apparaîtra bon parce qu’on en fait de la publicité. « Vu à la télé » devient curieusement un gage de
qualité.
Epoque trop
matérialiste, mais aussi exhibitionniste, selon Sagan. L’exhibitionnisme était, comme le mentionne le dictionnaire, le goût de se montrer nu, une impulsion morbide de se dévêtir », et aussi,
au figuré, « l’action de faire étalage avec impudeur de ses sentiments ». Pour ce qui est de la première définition, l’époque est en effet très libre, et l’on peut revenir sur
l’épiphénomène, l’impression de liberté alors qu’on ne fait qu’être déterminé, plus ou moins inconsciemment, par l’environnement. Il est bien évident que cet environnement joue un certain rôle,
preuve en est que, qui que nous soyons, nous ne nous conduirons pas de la même manière selon les circonstances, que la tenue de ville n’est plus ce qu’elle était à une autre époque, que celle de
détente ou de vacances a autant, même beaucoup plus évolué, que si la mode n’a plus son caractère rigoureux qui faisait que la suivre c’était bien et
que ne pas la suivre c’était mal, comme si il y avait une morale à suivre une mode, quel déterminisme alors, peu de choses sont encore vraiment choquantes de nos jours. La pudeur d’antan, cette «
sorte de discrétion, de retenue qui empêche de dire, d’entendre ou de faire certaines choses qui peuvent blesser la décence, la modestie, la délicatesse » en a pris un sacré
coup.
Mais c’est
dans l’action de faire étalage avec impudeur de ses sentiments que Françoise Sagan trouve notre époque trop exhibitionniste. Il semble, avec quelque recul, qu’aujourd’hui on soit abreuvé de
« ces gens qui racontent leur vie à tous les échos », non tellement de ces ouvrages autobiographiques qui, s’abritant derrière le qualificatif de romans – « oeuvres d’imagination
constitué par des récits en prose d’une certaine longueur, dont l’intérêt est dans la narration d’aventures, l’étude de moeurs ou de caractères, l’analyse de sentiments ou de passions » - ce qui permet à leurs auteurs de jouer sur les deux tableaux, parler d’eux-mêmes de ce qu’ils sont mais aussi de ce
qu’ils voudraient être, on choisit en toute liberté de les lire ou non, mais abreuvé de ces conversations à haute voix, surtout depuis l’apparition et le développement du téléphone
portable, de ces conversations où l’on ne sait pas trop si elles s’adressent au correspondant lointain inconnu ou à l’entourage immédiat qui ne peut perdre aucun mot de l’entretien sur les
sujets les plus divers, parfois les plus personnels, souvent les plus banaux.
Quant aux
interviews de vedettes d’un jour que diffusent généreusement les médias, les micro-trottoirs d’anonymes qui exposent leurs déboires en public, avec l’espoir d’avoir ce public le plus étendu
possible, pour dévoiler des choses qu’ils réservaient jadis à leurs proches, leur médecin ou leur confesseur, en rougissant et à mots couverts, sous prétexte que ce qui est dit à d’autres
inconnus ne prêtent pas à l’impudeur, nous en sommes submergés.
Et Sagan
ajoute « ces gens…qui se complaisent dans la réalité », les mêmes donc qui racontent leur vie à tous les échos. Qu’appelle-t-elle réalité ? Se dit réel, ce qui est, existe
véritablement, effectivement, mais chacun a, ou devrait avoir du monde qui l’entoure une vision personnelle, d’un fait chacun en retire quelque chose qui diffère de celle de son voisin, alors que
la réalité dont il est question ici, est une espèce d’unanimité de tous ces gens sur ce qui apparaît. Apparaît un certain fait et il entraîne un
certain pessimisme, un certain refus ou, le même fait à un autre moment optimisme et acceptation, il s’agit pourtant du même fait, ou deux faits apparemment semblables.
Comme pour
les moutons de Panurge, ou ce qui s’est passé récemment dans les Alpes avec le loup et les centaines de brebis qui se précipitaient dans le ravin, il y en est un qui lance le débat dans une
direction donnée, et…il n’y a pas débat et tout le monde suit sans réfléchir davantage, car la réflexion alimente le débat. Ce n’est pas la réalité qui est en cause, car qu’est-ce que la réalité,
mais une certaine représentation. Ce qu’a voulu dire Sagan est donc probablement que la plupart des gens ne voient pas plus loin « que le bout de leur nez », et s’alignent sur le point
de vue qu’ils entendent, sans chercher plus loin une autre réalité.
L’imagination
est la seule vertu qui nous reste. Qui nous reste pour sortir de la monotonie ambiante qui nous fait trouver bon ce qui nous est présenté comme tel et mauvais, le plus souvent mauvais ce qu’on
nous présente ainsi. Et comme on ne sait dire grand chose de ce qui va bien, on passe son temps à parler de ce qui va mal. Il suffit d’écouter le Journal télévisé pour s’en
convaincre.
En cela, le
journal traditionnel, celui sur papier est préférable. Les gros titres sont souvent les mêmes, mais ce n’est pas parce qu’ils sont gros qu’il faut les lire en premier, et on trouve toujours dans
les nombreuses pages quelques articles intéressants. On parvient même, avec une certaine habitude, à les dénicher sans même avoir eu l’attention attirée par les autres, ceux qui entretiennent un
climat de catastrophes permanentes, de pessimisme et de morosité. On reconstitue ainsi, l’imagination aidant, une réalité aussi « réelle » que l’autre, celle des éternels annonciateurs
de malheurs et de désillusions. Einstein avait écrit: « L’imagination est plus importante que le savoir », mais est-ce savoir que de ne retenir que ce qui va mal, parce qu’on vous le
jette en pâture, en oubliant le reste parce qu’on ne vous parle guère ?