Bien d’autres
civilisations ont précédé celle des Grecs. La civilisation étant définie comme «l’ensemble des caractères propres à la vie intellectuelle, artistique, morale et matérielle d’un pays ou d’une
société », on ne peut qualifier de ce nom les sociétés primitives qui avaient d’autres soucis que d’en fonder une, cette idée n’ayant pu éclore que dans la tête d’êtres humains qui pouvaient
prendre suffisamment de recul par rapport à la dure vie quotidienne, et après satisfactions des besoins primordiaux. On ne contemple pas le ciel lorsqu’un danger terrestre menace ou lorsque la
faim tenaille.
Il n’empêche
que, bien avant l’invention de l’écriture (laquelle a permis de laisser subsister des traces aujourd’hui), « les rares traces matérielles des hommes préhistoriques dont nous disposons ne
nous permettent pas de reconstituer avec certitude leurs savoirs, spéculation et représentations mentales, mais ces traces témoignent de leurs
réalisations techniques ». Il importait plus alors de mettre au point des techniques d’utilité immédiate que de spéculer au sens philosophique du terme.
On peut
d’ailleurs se demander si nous n’en sommes pas retournés, à quelques exceptions près, à ce stade primitif de la pensée humaine lorsque comptent, avant tout et uniquement, l’efficacité, la
rentabilité, le rendement, les ratios divers dont nous sommes abreuvés quotidiennement. A ne pas être capable d’échapper, au moins de temps à autre, à cette manie du résultat, à la compétition
permanente, l’être humain d’aujourd’hui doit utiliser les mêmes circuits de synapses et de neurones que son lointain ancêtre. Peut-être moins, car il est plus facile, quoi qu’on en pense, de fuir
certaines responsabilités modernes que des fauves affamés.
Depuis
vingt-cinq siècles, on ne pas dire, malgré certains efforts entrepris, que le manuel et la technique soient aussi bien considérés que l’intellectuel et la connaissance théorique. Deux mille cinq
cents ans de tradition ne risquent pas de disparaître, comme par magie, par l’adoption de quelques lois ou la publications de quelques résolutions. On n’en est plus aux cols bleus et aux cols
blancs, mais il suffit d’entendre un professeur quelque peu rudoyé, ou même simplement interpellé, s’exclamer, outré, « quand même, entendre cela, moi, un universitaire ! »
pour se convaincre que le chemin est encore long.
Les pratiques
magiques de la préhistoire préfigurent l’appréhension scientifique du monde…une phrase qui laisse entrevoir que l’appréhension scientifique du monde est un aboutissement du raisonnement de
l’espèce humaine, alors que le germe seulement en était présent dans la préhistoire. C’est une façon d’en écrire l’histoire aujourd’hui que de parler de progrès, d’évolution positive des temps
anciens aux temps modernes. Comme une petite graine devient un grand arbre, la petite graine ne présentant aucun intérêt, si ce n’est de permettre ensuite la venue d’un grand arbre. La
préfiguration, en effet, n’est qu’une forme préparatoire ou préparatrice d’une chose future, donc n’existant pas dans le présent.
Si donc
nous nous replaçons dans ces temps anciens, l’animisme, croyance qui consistait à attribuer à chaque chose, vivante ou non, un esprit, était d’une parfaite logique, de cette logique dont nous
sommes si fiers aujourd’hui. Tout ce qui entourait l’être humain avait comme lui un esprit, comme lui ressentait en posséder un. Face à un animal, qu’il maîtrisait ou qu’il craignait, comment
aurait-il pu imaginer que cet être vivant comme lui n’eût pas d’esprit ? Devant une plante qu’il voyait naître, croître et mourir, pourquoi n’aurait-il pas eu la même pensée ? Devant un
rocher qui pouvait tomber, des nuages qui sillonnaient le ciel, les éclairs, le tonnerre, la mer et ses marées, le soleil et la lune qui parcouraient leurs trajectoires, pourquoi aurait-il
raisonné différemment ? Oui, chaque chose, chaque être vivant avait son propre esprit.
Et ces
esprits-là devaient, comme ceux qui habitaient les humains, avoir des sentiments, des actions et des réactions diverses, et pour leur plaire, car l’inconnu crée le danger et il faut mieux se
l’amadouer, il était naturel d’accomplir des rites, comme l’avaient fait les générations précédentes, des sacrifices bien sûr, savoir se priver de ce qui était cher, des représentations imagées,
lorsque l’idée qu’on s’en faisait était nette, ou analogiques, en opérant sur certaines ressemblances supposées. L’animisme traduit bien la tendance de l’esprit humain à abstraire et à modéliser
ses abstractions pour agir sur le monde.
Mais l’esprit
humain d’aujourd’hui est bien souvent resté celui qu’il était alors. Non seulement à travers des évidences. Que de gens aujourd’hui consultent des horoscopes (et en modulant leur conduite sur les
recommandations données parviennent à se convaincre qu’il y a une certaine vérité là-dessous), ont des objets fétiches (type la patte de lapin qui porte chance, allez savoir pourquoi), des
chiffres auxquels ils tiennent particulièrement (comme le 13 qui pourtant fait peur à d’autres), et ainsi de suite…
Quand
l’humanité n’en était qu’à ses débuts, si tant est qu’elle n’y est pas encore, cela se comprenait, n’avait d’ailleurs pas besoin de se comprendre, mais aujourd’hui qui peut expliquer, même à
soi-même, pourquoi il en resté à cet animisme ? Certains « grands » hommes ont leur cartomancienne ou leur voyant qu’ils consultent avant de prendre une décision importante,
sommes-nous si loin de la préhistoire, n’avons-nous pas régressé pour en être resté là alors que l’esprit critique, peu répandu sans doute alors s’est considérablement développé, mais pas dans
les toutes les directions et dans tous les esprits ?
Pour en
revenir à l’aspiration scientifique, elle serait le souci d’expliquer des phénomènes variés et des mécanismes complexes à l’aide de causes simple et uniques. Elle ne serait donc pas de rechercher
pourquoi un tel fait se produit, mais, le fait se produisant, de lui trouver une explication qui satisfait à d’autres faits. Comme le magasinier qui trouve par terre un objet et qui se doit de
trouver le bon tiroir pour le classer, car rien ne doit rester en suspens dans un magasin bien ordonné. Un jour peut être, on recherchera la chose, on s’apercevra qu’elle n’était pas dans le bon
tiroir, on se demandera pourquoi on l’avait mise là, on la déplacera alors, mais pour l’instant le magasin est impeccable, on a réponse à toute demande qui pourrait être faite, et c’est
l’essentiel !