Les photos en noir et blanc d’antan, que l’on tirait avec parcimonie - car même si on allait plus chez le photographe pour y poser, on s’y rendait pour les développer- en veillant à ce que chacune d’elles ait une signification particulière, digne de figurer dans un album de famille, se transmettant de génération en génération, ces photos-là avaient déjà perdu un peu de leur attrait lorsqu’elles se généralisèrent en couleurs.
Non tant que les couleurs souffraient de l’outrage du temps, mais parce qu’on ne pouvait plus choisir celles qui convenaient à notre imagination, sous le fallacieux prétexte qu’elles devaient décrire et cerner la réalité de plus près, approcher la vérité des faits, comme si les photos devaient répondre à des notions de morale !
Mais passons, les photos avaient un charme tant pour le tireur, celui tout au moins qui saisissait un paysage comme le fait un peintre sur sa toile, que pour ceux à qui elles étaient destinées qui pouvaient, à partir d’un simple image, reconstruire à leur manière l’avant et l’après, la continuité d’un événement comme s’ils y étaient. Quand on a en mémoire ce qu’un Robert Doisneau pouvait nous enchanter avec un seul cliché, on mesure ce qu’une simple photo pouvait nous apporter de satisfactions et préférer la qualité à la quantité.
Nous sommes dans une société de consommation qui ne peut survivre à elle-même qu’en consommant chaque jour davantage. On se moquait, gentiment, des Japonais qui ne se séparaient jamais de leurs appareils, on les a certainement rattrapé et nous sommes de plus en nombreux à « mitrailler » tout ce qui se présente avec les photos numériques tant il facile aujourd’hui de tirer n’importe quoi quitte ensuite à supprimer celles qui ne conviennent pas, sachant que les rater devient impossible au point de se demander si l’appareil ne tirera pas bientôt tout seul les photos suivant le regard que nous porterons sur un objet déterminé.
Et on qualifiera cela d’un extraordinaire progrès technique : la suppression .totale de l’intervention humaine dans un monde complètement déshumanisé. D’autant plus que la photo elle-même disparaît au profit de la vidéo, grâce à laquelle on ne peut plus imaginer une continuité à notre convenance à partir d’un cliché unique, mais de subir celle de l’appareil. Par chance, ces vidéos-là ne durent guère, ce qui permet quand même d’en tirer, en temps réel comme l’on dit aujourd’hui, la substantifique moelle.
Certes, tout n’est pas à rejeter dans une profusion d’images successives et les vingt-quatre images par seconde du cinéma, pour les bons films tout au moins, nous en apportent une preuve éclatante. Des fictions que chacun prend comme il le veut, sinon pendant la projection pendant laquelle il peut se croire immergé dans l’action au point d’oublier ce qu’il est, un spectateur. Un univers de fiction occasionnel qui, sauf exceptions mais il y en a, ne l’empêchera pas de se retrouver dans la réalité de son personnage à la sortie. C’était un film…Tandis qu’à la télévision, pour peu qu’elle devienne votre univers, au lieu d’être vous-même, vous n’êtes plus alors que sa victime, hélas consentante, tant votre libre arbitre s’est évanoui, croulant sous la masse des informations jetées en pâture.
Abrutir : dégrader l’esprit, la raison de [ceux qui la regardent], rendre stupide…serait-il un objectif social ? Du pain et des jeux, disait-on déjà du temps des Romains, avec le souci affiché de les distraire, de leur apporter le plaisir, mais aussi de les occuper à autre chose que la critique du pouvoir en place, de l’organisation de la société… et les jeux étaient loin, très loin, d’avoir cette permanence des programmes télévisuels. A quoi donc peuvent être utiles des centaines de chaînes si, à zapper de l’une à l’autre, c’est plus rapide que de consulter les revues spécialisées, on ne trouve rien à sa convenance, pour peu que l’on veuille échapper à ces programmes abrutissants ?
Objectif social peut-être que de tenter de canaliser la masse du peuple vers le poste de télé. Pendant qu’elle s’y trouve scotchée, elle ne pense pas à autre chose, elle ne pense même plus du tout, et c’est bon pour ceux qui, précisément, utilisent cette apathie pour mener leurs affaires à leur terme, ou tout simplement pour faire perdurer une situation confortable. Nous avons la chance de vivre en démocratie, chacun est censé pouvoir s’exprimer librement. Empêcher la réflexion individuelle, accaparer l’attention sur n’importe quoi, des jeux, des faits divers, des épreuves sportives, des variétés qui contrairement à ce que leur nom pourrait laisser supposer ne varient guère, tout est bon pour que, socialement, les téléspectateurs se laissent manœuvrer docilement par ailleurs, un ailleurs auquel il leur manque le temps d’y réfléchir sereinement. Comme si, hors télé, il n’y avait pas de vie...
En argentique, on pouvait s’échanger entre amateurs des photos « naturelles », sans retouches, copies fidèles de la prise de vue originale, plus ou moins réussies, certes, mais réelles. Le numérique apporte beaucoup, énormément, mais ce sensationnel progrès ne traîne-t-il pas aussi derrière lui quelque inconvénient ? A pouvoir « torturer » un cliché avec tant de facilités, la tentation peut être forte de reconstruire l’image comme il convient qu’elle soit pour l’envoyeur…le destinataire ne recevant que « quelque chose » bien différente de la prise de vue. Il peut s’en satisfaire, ne pas être dupe, c’est souvent le cas, applaudir au « talent » de son correspondant et en faire autant, mais où se trouve alors la réalité – déjà si ardue à définir – dans ce monde virtuel ?
Une image, une seule autorise la réflexion, y incite même si, accrochant par un détail ou un écart par rapport à ce qu’on en attendait, elle ne paraît pas naturelle. Il n’en va pas de même avec une succession ininterrompue d’images, trafiquées certes, mais cohérentes entre elles. Le cinéma s’est ainsi développé, et l’on s’émerveille devant les trucages dont il s’est nourri, mais une fois la projection terminée, la magie disparaît, pas toujours il est vrai. Mais c’est de la fiction et, comme la science du même nom, on peut tout se permettre. Il en va tout autrement quand il s’agit d’informations, les vraies ou celles qui devraient l’être, la perception du monde qui nous entoure.
Les journalistes n’ont pas attendu la télé pour informer leurs lecteurs de ce qui se passait un peu partout, souvenons-nous de l’époque des grands reporters, y allant de leurs commentaires qu’on ne retrouvait pas toujours concordants d’un journal à l’autre suivant le tempérament de l’auteur et le couleur politique ou religieuse du journal, mais on savait - ou on aurait dû savoir – à quoi s’en tenir, et rien n’a changé depuis. Mais du commentaire, que l’on peut lire et relire, approuver ou critiquer, au flot d’images télévisuelles, que l’on ne peut que regarder plus ou moins passivement, d’autant plus docilement qu’avec l’importance de la diffusion, et toutes les chaînes diffusant la même chose, on ne peut trouver de contradicteurs à ce niveau, ce qui nous permettrait une opinion personnelle.
Et si, entre copains, on n’hésite pas à trafiquer les photos pour le plaisir, qu’est-ce que cela doit être pour le journaliste qui, de quelques brides saisies par-ci par là, sans rapport parfois avec l’information qu’il se doit de présenter pour justifier son emploi, reconstitue un ensemble cohérent, vraisemblable, mais pas vrai pour autant. Chacun devrait conserver son esprit critique, ce qui n’est pas d’ailleurs une critique systématique, et pour pouvoir l’exercer, se priver de télé le plus possible. A quoi cela sert-il d’entendre et de voir dix fois la même chose ? Pour l’apprendre par cœur alors que l’information, suffisamment rabâchée, sera enterrée ? .