« Il suffit que l’esprit soit fortement préoccupé pour que le corps demeure sans sentiment, bien que les objets ne cessent pas d’agir sur lui. Plongé dans mes pensées je ne perçois plus ce qui m’est donné à voir, et cette distraction d’un moment supprime la sensation sans affecter le corps. » Chacun d’entre nous a maintes fois éprouvé la sensation qu’une partie de ce qu’il aurait pu ou dû voir lui a échappée, au point que l’on sourit volontiers d’entendre quelqu’un dire qu’il a « tout vu ». Et de mettre cela sur le compte de l’inattention, ou de l’attention apportée à autre chose que le spectacle considéré.
Mais il est plus rare de voir des choses que les autres ne voient pas et que nous ne verrions pas nous-mêmes en une autre circonstance. De voir donc quelque chose qui n’existe pas, au sens commun. On peut certes alors penser qu’on a rêvé, ou qu’on a pris une chose pour une autre, que l’on a cru voir une chose alors que c’en était une autre, mais il est des cas, rarissimes il est vrai, où ce n’est pas permis. Des cas où l’on ne peut se résoudre à « classer l’affaire » sans autre forme de procès que de se dire qu’on était pas « dans son état normal », l’état normal consistant à voir tout ou partie de ce qui est mais certainement pas à voir tout ou partie de ce qui n’est pas.
Ce n’est pas dans l’instant où vous voyez une chose « qui n’est pas » que vous vous interrogez, puisque, à cet instant-là, elle est, mais ensuite lorsque vous doutez, non de l’avoir vue car vous l’avez vue, mais de la possibilité de faire entrer « la chose » dans le cadre habituel, dans une continuité acceptable. Et vous pouvez vous interroger longtemps sur la chose ainsi vécue. A supposer même que vous ne le fassiez pas, n’en reste-t-il une trace quelque part en vous ? Une trace de l’inexistant ?
Mais d’où vient cette curieuse idée que si on ne peut pas tout voir ce qui existe, on ne peut pas voir ce qui n’existe pas, comme si notre vision des choses ne pourrait qu’être partielle, que si elle était parfaite, elle nous permettrait de tout voir, ce qui définirait la réalité en elle-même et que rien donc ne pourrait exister en dehors d’elle. Et que cette réalité existe donc et est à découvrir. Puisqu’elle existe, on ne peut l’inventer. Et « la chose » donc qui s’est offerte à vous n’est donc qu’une invention, hors de la réalité.