Pas tout à fait d’accord sur la différence entre l’éducation qui ne peut être différée et la consommation qui peut être reportée. Pour une robe trouée ou une cigarette peut-être, parce que c’est du superflu, quoiqu’on puisse en penser, mais pas pour le nécessaire : à celui qui meurt de faim ou de soif, par exemple, une nourriture ou une boisson ne peut attendre, l’instruction, même en l’occurrence les conseils pour éviter que pareil état ne se renouvelle, cela viendra ensuite, en différé. A chacun ses priorités. Et c’est parce que nous sommes nantis côté satisfaction des besoins primaires que nous pouvons accorder toute notre attention à l’instruction, qui n’est que secondaire par rapport à la survie. Que donc, pour nous, l’importance de l’enseignement soit une banalité, une évidence, quelque chose à quoi on oublie de réfléchir, ce n’est pas le cas de ceux qui se trouvent dans une situation déplorable.
A supposer le problème résolu dans l’avenir, et non à le négliger dans le présent, on en vient aux moyens de l’enseignement, et dès lors, on a le sentiment de retomber dans le piège de la consommation. : combien de ceci, combien de cela, combien d’heures, combien de matières, combien de profs, combien de soutiens ? Avec d’innombrables pré-supposés, évitons d’employer préjugés à consonance plutôt négative, pour plonger dans les détails. Pas pour ceux qui sont directement concernés évidemment, et ils sont si nombreux qu’on assiste à des discussions, ce qui est bien, mais innombrables et interminables, entraînant des débordements qui peuvent alors sembler en contradiction avec la noblesse de la mission, « quelque chose à quoi on oublie de réfléchir » au lieu de l’avoir constamment en point de mire.
L’instruction diffuse des connaissances et en quoi ces connaissances ne peuvent-elles pas être différées, ce sont, toutes proportions gradées, des produits de consommation. Aux élèves de Terminales qui choisissent (ou à qui on impose d’ailleurs, la liberté est parfois toute relative) philosophie, on fera consommer un programme de philosophie et aux Terminales scientifiques un programme de sciences. En quoi cela ne peut-il pas être différé ? Ce qui ne peut pas l’être au contraire, ce sont les idées, les pensées, que l’enseignement fait naître instantanément dans la tête des étudiants et qui donné à un autre moment n’entraînera pas la naissance des mêmes idées, chacun ayant d’ailleurs les siennes. Peut-être qu’un cours de philosophie, comme de toute autre matière, déclenchera une idée des années plus tard, à la relecture ou simplement à s’en ressouvenir. . .
Quelle est la somme des angles d’un triangle ? Réponse unique et sans ambiguïté : 180 ° ? Réponse à la fois vraie et fausse Vraie en géométrie d’Euclide, fausse avec celles de Riemann (supérieure) et de Lobatchevski (inférieure), deux chances sur trois de se tromper ! Et encore, celle d’Euclide n’est valable que dans un seul cas, très particulier, unique, le plan, alors que les deux autres couvrent tous les autres cas, innombrables.
La mathématique s’établit sur ce qu’on peut parfaitement appeler des préjugés, qui jamais ne sont signalés, ce qui permet de ne pas en douter. Quand une nouvelle théorie scientifique met les précédentes en défaut, qui donc deviennent fausses dans leur généralité, on dit alors qu’elles ne sont qu’un cas particulier de la nouvelle théorie. plus générale. Sommes-nous si éloignés des problèmes qualifiés de philosophiques ?
N’est ce pas le même cerveau humain, qui raisonne, peut-être pas les mêmes neurones, quelle importance ! Disons que les préjugés ne sont pas les mêmes, les scientifiques prétendent s’imposer par leur universalité, les philosophiques inciter à une réflexion plus libérée. Quant aux Terminales qui commencent les cours de philosophie, parviendront-ils à philosopher en toute liberté, on peut leur souhaiter.
Si on ne peut dissocier la philosophie de celle qu’on fait, la seule façon de la comprendre, c’est d’en faire, combien de terminales sortiront de cette année en ayant compris quelque chose à la philosophie ? Ils avaient pour la plupart choisi de s’orienter ainsi parce que les autres voies leur semblaient plus rébarbatives, ils la quitteront ayant acquis de nouvelles connaissances, mais philosopheront-ils pour autant ? Comme d’autres qui suivent la voie des sciences exactes (si l’on peut encore s’autoriser à les dénommer ainsi), leur but sera d’obtenir la moyenne, et peut-on leur jeter la pierre ?
Sauf certains évidemment, quelque peu philosophes avant de venir, qui y trouveront les connaissances qui leur manquaient, mais ceux-là ne récolteront peut-être pas les meilleures notes. Il est permis de se demander si pour philosopher, il n’est pas utile de suivre d’abord une formation scientifique, car il est plus aisé ensuite d’aller de la science à la philosophie que de la philosophie à la science. En distinguant, suivant l’actuelle habitude, ces deux activités de l’esprit, ce qui fut loin d’être toujours le cas. On peut citer beaucoup de cas de savants philosophant, peu ou pas de philosophes se lançant dans les sciences « exactes ». .
Le vertige de l’inconnaissable ne torturait pas le singe…et ne torture pas davantage l’enfant qui découvre chaque jour tant de choses, bien davantage certes que l’éminent savant ou le spécialiste pointu. Et l’immense majorité des hommes, une fois acquises des connaissances de base, ne succombent pas au vertige de l’inconnaissable, sauf éventuellement aux inquiétudes que présente globalement l’inconnu quel qu’il soit lorsqu’il pointe le bout du nez. Mais est ce alors un vertige, la peur du vide, alors que c’est celle de trouver au contraire une chose qui ne conviendrait pas, une présence néfaste qui déséquilibrerait une situation durement acquise ?
L’homme égaré entre deux infinis, l’infiniment grand et l’infiniment petit, c’est une réflexion pascalienne, pas celle du commun des mortels. L’inconnu effraie, non pas son absence, mais par sa présence éventuelle. Un monde fini, limité à ce que l’on connaît est un monde convenable, le monde du passé qui se prolonge dans le présent et qui serait celui de l’avenir, pourquoi pas ? Des milliers de générations ont ainsi vécues, à l’abri de leurs traditions. Pourquoi les dernières se sont-elles écartées d’une évolution certes, mais à l’échelle humaine, lentement assimilée, au point d’être atteintes, dans certains de leurs membres, du vertige de l’inconnaissable ?
Parce que, alors que dans le passé, une nouvelle découverte paraissait extraordinaire, et prenait le temps d’être assimilée avant de se voir supplantée par la suivante, le rythme s’est accéléré, l’homme ne suit plus, à peine prend-il connaissance d’une nouveauté qui lui semble raisonnablement ne pas pouvoir être surpassé qu’une autre prend sa place, et c’est alors qu’il en est à dire que cela n’arrêtera peut-être plus et il attrape le vertige de l’inconnaissable, celui de toujours être à la traîne, d’être le chien qui court après sa queue. Mais l’animal est raisonnable, il mesure l’impossible et passe à autre chose. L’homme, lui, l’est beaucoup moins et, à ne pas trouver de solution, pérennise le problème bien au delà du raisonnable.
Parce qu’on lui a fait miroiter des choses et qu’il s’était mis à les croire, qu’il était le centre, le but, la mesure de l’univers, qu’il avait créé des dieux qui le lui rendaient bien, alors qu’il n’était qu’un être parmi d’autres, privilégié peut-être en certains points par l’évolution, à multiplier les espèces, il en fallait bien une qui surpassât les autres. C’était la sienne. Est ce si absurde que cela ?
Mais si certains imaginent l’homme perdu dans l’immensité d’un univers infini, de quoi provoquer le vertige, il en est d’autres, beaucoup d’autres qui imaginent un monde fini, limité, parfois parfaitement localisé, l’environnement qu’ils connaissent, qui écrase l’homme qui n’est rien. A la merci des circonstances qu’il ne contrôle pas, en butte à toutes les vicissitudes, surtout celles de la part des autres hommes, ses semblables pourtant, mais devant lesquels il sent petit, infiniment petit. Ce n’est plus l’infiniment grand qui écrase l’être fini qu’il devrait être, mais le monde pourtant fini qui écrase ce qu’il estime être, un infiniment petit. Plus une pensée de philosophes, mais une réaction de l’« l’homme de la rue » face aux autorités diverses qui le submergent.
Le feu, les animaux ne le connaissent pas tous, les poissons certes, mais aussi beaucoup d’autres espèces terrestres plus proches de nous, ce feu dont l’idée la plus ancienne que l’on peut se faire est celle de la savane, embrasée, tandis que les animaux fuient de tous côtés, proies et prédateurs confondus. Tous les animaux ont peur des flammes, ils peuvent aimer l’eau, le vent, le chaud, le froid, mais le feu qui détruit tout, jamais. Parce que le feu arrive toujours quand on ne l’attend pas, et que faire alors sinon fuir. Et pourtant, il est une espèce, la nôtre, qui, en s’enfuyant comme les autres lorsqu’il survenait, se mit à imaginer qu’elle pouvait peut-être tenter de le conserver lorsqu’il cessait, notamment pour faire fuir les fauves qui la harcelaient, puis un jour, de le créer. L’évolution de l’espèce pouvait se singulariser. Elle avait quelque chose de plus que toutes les autres, la maîtrise du feu.
Quel est l’enfant qui, un jour ou l’autre, ne rêve de craquer une allumette, d’allumer une bougie, comme pour assister à la naissance d’un autre monde ? Le garçon sans doute plus que la fille, mais tous deux de s’extasier devant le feu qui prend naissance, à l’image de leurs lointains ancêtres, où créer une flamme ne pouvait qu’être l’œuvre d’un magicien. Et cette fascination explique encore aujourd’hui celle qu’on éprouve devant l’âtre, au point d’en avoir imaginé de factices. Les feux d’artifice ont ceci de merveilleux que l’on voit naître des gerbes d’étincelles, mourir puis renaître sans risque de propagation. Mais, entre être maître du feu, faire œuvre de création, et le voir maître du lieu, œuvre de destruction, il existe un seuil d’évolution que l’être humain ne franchit pas…à l’exception des pyromanes.
Certes, de ces incendies, l’homme n’est pas toujours innocent, par maladresse, par imprudence, par inadvertance, chacune peut se retrouver un jour responsable d’un départ de feu, même d’un feu important, faute par peur sans doute de contacter au plus vite les secours s’il ne s’en sorte pas seul, ou parce que le feu peut couver longtemps sans être détecté, avant la première flamme. Mais comment peut-on, sciemment, avec préméditation, en choisissant soigneusement les circonstances les plus favorables à la propagation, déclencher un feu, parfois même en étant pompier pour le macabre plaisir de l’éteindre, parfois aussi d’en être spectateur captivé, ou encore de s’éloigner pour imaginer plus librement l’apothéose, jouer au Néron des temps modernes ?
Mettre le feu à la forêt pour y édifier autre chose, on peut en comprendre la motivation, c’est en somme vouloir contrôler la situation, « faire la part du feu » et cela s’est fait et se fait encore, mais pour la satisfaction de détruire, de détruire le plus possible, quelle déchéance ! La voir telle qu’elle est, pleine de vie, telle qu’elle était donc dans le passé, depuis toujours pourrait-on dire à l’échelle humaine, et vouloir en faire à l’avenir (tant il faut de temps, à la même échelle, pour renaître) un tapis de cendres, être l’auteur d’un soudain changement dans l’ordre naturel, afin d’affirmer sa puissance, méconnue sans doute par ailleurs, est-ce cela qui guide la main du pyromane ? Au mépris du danger, pour soi-même et pour les autres. Mais, peut-être que, hélas, si le danger n’existait pas, notamment de se faire prendre, la pyromanie se répandrait-elle aussi vite que les flammes ? L’évolution a encore du chemin à parcourir.