Pas le droit (E.L. le flâneur)
Être ou ne pas être, on pourrait partir de là et développer, d’autres l’ont fait avec plus ou moins de bonheur et de clarté, tout un système philosophique sur l’être. Être…ou ne pas être…, avec les points de suspension qui nous mettent dans l’attente de quelque chose, c’est occulter l’être lui-même, dans son entité, pour se contenter de ne s’intéresser qu’à une seule de ses facettes, lesquelles sont innombrables. Non par manque d’ambition, mais par désir d’approfondir la chose. Et pour approfondir, il faut définir et on ne peut définir que, sinon en rejetant tout ce qui n’est pas la chose, au moins en le reléguant au second plan.
Cela n’a rien de logique, mais nous est nécessaire, c’est une exigence de l’esprit humain. Nous y échappons parfois, exceptionnellement, mais ne pouvons alors l’exprimer, ni à autrui car le langage, des mots comme des signes ou des expressions, nous impose des limites – et ces limites sont d’autant plus étroites qu’il est pauvre – ni à nous-mêmes, car à chercher l’expression, nous nous plaçons dans un dédoublement de notre personnalité, nous tentons de nous examiner comme si nous étions extérieurs à nous-mêmes, difficile alors de se prétendre dans la plus stricte objectivité.
C’est une exigence de l’esprit humain que de reléguer au second plan, de négliger même tout ce qui n’est pas le point sur lequel il se concentre, et ce faisant d’extraire de tout un ensemble environnemental ce sur quoi il porte son intérêt. On comprend que ce qui n’est qu’un détail, qui n’existe même peut-être pas pour un individu peut constituer pour un autre, ou lui-même à un autre moment, puisqu’il est alors devenu un autre lui-même, l’essentiel de ses préoccupations.
S’il n’en était pas ainsi, si chaque fait prenait la même importance par lui-même et non par les perceptions différentes d’un individu à l’autre, si nous n’étions donc que de simples récepteurs interprétant identiquement les messages, et les retransmettant de la même manière, pourrions-nous nous prétendre des êtres pensants Où en serait même la notion d’individu ?
On peut se demander si ce n’est pas le cas des êtres primitifs, ou considérés généralement comme tels par notre espèce, dans le règne animal par exemple. On peut par exemple identifier une fourmi parmi beaucoup d’autres, parce que nos capacités cérébrales, non seulement le permettent, mais l’exigent dès qu’on s’intéresse à l’une d’elles plus qu’aux autres, mais la fourmi peut-elle avoir conscience d’exister en tant que telle, même en donnant à la conscience le sens le plus large ?
Et ramenons cela à notre propre espèce. De même qu’il peut sembler raisonnable de penser que nous constituons un tout, n’envisageant pas que telle ou telle autre partie de notre corps puisse avoir des velléités propres, avoir ou conquérir une certaine indépendance, on peut imaginer qu’au moins en certains circonstances, l’unité de base n’est plus l’individu, mais un ensemble d’individus indiscernables les uns par rapport aux autres, que le groupe constitue l’unité de base.
Qu’il s’opère une dépersonnalisation totale des individus composant le groupe. Ce n’est d’ailleurs plus en fait un certain nombre d’individus constituant un groupe, ce qui peut être éventuellement ressenti à l’extérieur par ceux qui n’en font pas partie, mais un ensemble considéré unique, indissociable de l’intérieur.
Un individu, une voix, voilà ce qui apparaît comme très démocratique, qu’une voix en vaille une autre. Il n’en a pas toujours été ainsi et cela d’ailleurs n’existe pas partout et nulle part en toutes circonstances. Prenons l’exemple français, pourtant souvent considéré comme un modèle du genre. La Déclaration des droits de l’homme, notre constitution, affirment l’égalité des hommes en droit, on peut se demander pourquoi pas en devoirs, car obtenir des droits de la part d’une société sans en retour avoir des devoirs envers elle n’est pas logique, ni même raisonnable.
Mais cela passe très bien parce qu’il ne s’agit pas de constater l’égalité entre les individus et de vouloir les maintenir en l’état en évitant toute dérive, mais de constater les inégalités existantes et de vouloir les réduire, c’est-à-dire de favoriser le plus faible face au plus fort pour aller vers un certain équilibre. Le résultat en est que chacun réclame le respect de ses propres droits dans ce qu’il les voit lésés, sans accepter, ni même souvent envisager en contre partie, la nécessité de remplir ses devoirs. Et comme le plus fort a plus d’arguments à faire valoir ses droits que le plus faible, les inégalités subsistent. Et même s’accentuent. .
Dans une société statique ou qui n’évoluerait que très lentement, car il n’y a de vie que dans le mouvement, lequel amène une évolution sauf à être parfaitement cyclique, on pourrait poser des bases solides sur lesquelles on pourrait s’appuyer pour définir une tendance vers l’égalité, mais même ce qui serait également réparti à un moment donné ne le serait plus quelque temps plus tard. Chacun ayant des capacités différentes, des êtres placés au départ sur un plan d’égalité arriveraient très rapidement à des états différents, avec des faibles et des forts, et tout serait à recommencer.
Un individu, une voix, cela apparaît juste, théoriquement seulement, partant du principe qu’un être humain constitue une entité, il suffit que la majorité des individus, considérés comme égaux en droits, se déclare favorable à une certaine action pour qu’elle soit acceptée. Exemple des droitiers et des gauchers, lesquels ne constituent, semble-t-il, que 15 % environ de la population. C’est dire que les 85 % de droitiers constituent une confortable majorité qui ne risque pas de s’effriter, même dans un avenir lointain puisqu’il ne s’agit pas d’opinion plus ou moins versatile mais de constitution, d’inné et non d’acquis.
Démocratiquement, pourrait-on dire, les us et coutumes acquis tout au long de notre histoire se sont conformés à la structure largement majoritaire, ce qui paraît juste, mais sans tenir compte d’une minorité non négligeable mais pourtant toujours négligée. Un simple exemple, à table, les couteaux sont à droite et les fourchettes à gauche, c’est parfait, cela permet une présentation impeccable, le même mouvement de bras permet d’éviter les heurts entre convives, on peut être très proche l’un de l’autre, on pourrait se croire à la parade : gauche, droite. Mais que faire un gaucher, un vrai, avec ses couverts ainsi disposés : rien. Ni couper la viande, un geste habituel, ni par exemple peler une pomme. Car interdit de se servir de « la sale main » pour des actions nobles. Le pire, pour l’enfant gaucher, c’était l’école, avec en supplément d’apprentissage par rapport aux droitiers, celui de l’usage correct de sa main droite. Pas question, comme en sports, de faire au mieux quel que soit le bras utilisé, et les gauchers sont alors de dangereux pour les droitiers, mais de se plier à la règle commune…sauf d’attendre que le prof ait le dos tourné pour en profiter et déroger prestement. Mais, il faut toujours tirer partie de ses difficultés, et beaucoup de gauchers sont devenus ambidextres par nécessité, et alors plus adroits que la plupart des droitiers, quasiment manchot d’un bras, le gauche évidemment.